La production de biométhane demeure embryonnaire en Espagne avec 252 GWh en 2023, soit à peine ~0,1 % de la consommation de gaz [1]. Pourtant, le pays dispose d’un fort potentiel, jusqu’à 163 TWh par an selon l’association gazière Sedigas [2], et mise sur ce gaz renouvelable pour réduire ses émissions de CO₂ et valoriser ses déchets organiques. Cet article présente donc un tour d’horizon du rôle du biométhane dans la décarbonation en Espagne, de sa définition aux perspectives qu’il offre, en passant par le cadre réglementaire et ses avantages.
Le biométhane est un gaz 100 % renouvelable produit à partir de matières organiques. Concrètement, on utilise la méthanisation (fermentation anaérobie) de déchets agricoles, végétaux, alimentaires ou industriels pour générer un gaz brut appelé biogaz [3]. Ce biogaz est ensuite épuré par un processus de purification, dit d’« upgrading », afin d’en retirer le dioxyde de carbone (CO₂), l’eau et les impuretés, ne conservant que le méthane : on obtient alors du biométhane ayant une teneur en CH₄ (méthane) d’environ 98 %. [4]
Une fois purifié, le biométhane présente des propriétés très proches de celles du gaz naturel fossile : même pouvoir calorifique et même composition principale [5]. La différence majeure est son origine : il provient de la biomasse plutôt que de gisements fossiles. Il s’agit donc d’une énergie quasi-neutre en carbone sur son cycle de vie, car le CO₂ émis à la combustion équivaut au CO₂ capté par les plantes lors de leur croissance. Ainsi, la production et la combustion du biométhane s'inscrivent dans un cycle du carbone fermé, où seul le CO2 préalablement absorbé par les plantes lors de la photosynthèse est libéré. Grâce à sa haute qualité, le biométhane peut être injecté dans les réseaux de distribution de gaz naturel ou utilisé comme carburant (Bio-GNV) pour faire rouler des véhicules, sans modifications majeures des infrastructures existantes [6]. En résumé, le biométhane est une alternative durable au gaz naturel, transformant des déchets en ressource énergétique et s’inscrivant pleinement dans l’économie circulaire.
La filière biométhane a longtemps manqué de soutien public en Espagne. En 2012, un moratoire (décret-loi 1/2012) a supprimé les tarifs d’achat garantis pour l’électricité issue de sources renouvelables, ce qui a brutalement freiné les nouveaux projets de biogaz [7]. En l’absence d’incitations économiques, aucune installation de méthanisation n’a vraiment émergé durant la décennie 2010, malgré le fort potentiel agricole du pays. Il a fallu attendre près de dix ans pour voir une inflexion des pouvoirs publics en faveur du biométhane.
Depuis 2022, l’Espagne se dote d’un cadre stratégique et réglementaire pour rattraper son retard. Le gouvernement a publié cette année-là une feuille de route du biogaz qui vise à « multiplier par près de quatre » la production nationale de biométhane d’ici 2030 [8]. Concrètement, l’objectif officiel est porté à au moins 10 TWh par an en 2030, un chiffre relevé récemment à 20 TWh/an dans le projet actualisé du Plan national intégré énergie-climat (PNIEC) [9]. Bien que modeste au regard du potentiel du pays, cette cible marque une volonté claire de développer les gaz renouvelables pour la transition énergétique.
Sur le plan légal, un décret royal 376/2022 a instauré un système de garanties d’origine (GO) pour les gaz renouvelables, incluant le biométhane. Opérationnel depuis janvier 2023 et géré par l’opérateur du réseau gazier Enagás [10], ce dispositif certifie chaque mégawattheure injecté comme « vert » et traçable. Cela permet aux producteurs de biométhane espagnols d’obtenir des certificats prouvant l’origine renouvelable de leur gaz, facilitant sa commercialisation auprès des fournisseurs et clients soucieux de décarbonation. Parallèlement, le gestionnaire de réseau a mis en place des mécanismes pour faciliter le raccordement des unités de biométhane aux infrastructures gazières existantes – par exemple le programme Green Link d’Enagás qui simplifie la connexion des nouvelles installations au réseau de gaz.
Enfin, l’Espagne mobilise des soutiens financiers pour accélérer la filière. Les fonds européens de relance post-Covid (plan de résilience) sont mis à contribution afin de cofinancer des projets de méthanisation sur le territoire. En 2024, la Banque européenne d’investissement a par exemple accordé un prêt de 80 millions d’euros (garanti par le programme InvestEU) au groupe gazier espagnol Nortegas pour développer de nouvelles usines de biométhane [11]. Ces mesures combinées – stratégie nationale, objectifs chiffrés, certification par GO, investissements – fournissent désormais un cadre plus favorable à la production et à l’utilisation du biométhane en Espagne, après des années de vide réglementaire.
Du point de vue environnemental, le biométhane présente de nombreux atouts pour la décarbonation. D’abord, il valorise des déchets organiques qui, autrement, émettraient du méthane en se décomposant à l’air libre – or le méthane (CH₄) est un gaz à effet de serre dont le pouvoir de réchauffement global est environ 25 fois supérieur à celui du CO₂ sur un horizon de 100 ans [12]. En captant ce méthane biogénique pour le brûler sous forme de biométhane (ce qui ne libère finalement que du CO₂ « biologique » déjà présent dans le cycle du carbone), on évite ces émissions diffuses très dommageables pour le climat. Chaque mètre cube de biométhane injecté remplace ainsi un mètre cube de gaz naturel fossile, réduisant d’autant les émissions nettes de CO₂. L’utilisation du biométhane contribue donc directement à la baisse des gaz à effet de serre : on estime qu’elle décarbone les usages du gaz tant industriels que domestiques en allégeant leur empreinte carbone globale. Ensuite, c’est une solution de gestion écologique des déchets. La méthanisation offre une alternative vertueuse à l’enfouissement en décharge ou à l’incinération des déchets organiques, pratiques qui engendrent pollution et émissions sans valorisation énergétique. Au contraire, une unité de biométhanisation produit à la fois de l’énergie renouvelable et un digestat (résidu de la digestion) utilisable comme engrais naturel [13], réduisant le recours aux fertilisants chimiques. Cette double valorisation énergie + compost s’inscrit dans le modèle d’économie circulaire promu par les collectivités, avec à la clé une baisse des coûts de traitement des déchets (jusqu’à deux fois moins élevé qu’en décharge selon certaines estimations).
L'Espagne est le quatrième pays européen en termes de disponibilité de matières premières pour la production de biométhane, avec un potentiel estimé à 45 TWh/an en 2030, dont environ 80 % provient du fumier et des résidus agricoles. Ce potentiel est concentré dans des régions clés, notamment le nord-est de l'Espagne et la Castille-et-León, qui détiennent ensemble environ 50 % du potentiel exploitable. De plus, 70 à 80 % des matières premières exploitables (environ 40 à 45 TWh/an) se situent à moins de 20 km du point de raccordement le plus proche du réseau, facilitant ainsi une injection rentable du biométhane dans le réseau de gaz existant, malgré une densité de réseau inférieure à celle d'autres pays européens.
Les bénéfices socio-économiques et énergétiques du biométhane sont tout aussi notables. La production de ce gaz vert s’intègre dans un cercle local vertueux : les intrants (effluents d’élevage, résidus agricoles, biodéchets urbains, boues de stations d’épuration, etc.) sont collectés sur le territoire, transformés dans des digesteurs en énergie puis redistribués sous forme de gaz ou d’engrais aux acteurs locaux. Cette filière de proximité crée de l’activité dans les zones rurales : chaque unité de méthanisation génère des emplois non délocalisables pour la construction, l’exploitation, la maintenance, et procure un revenu complémentaire aux agriculteurs fournisseurs de substrats [14]. À l’échelle d’une région, le biométhane aide également à renforcer la souveraineté énergétique, en substituant une part d’importations de gaz naturel par une énergie produite localement. Sur le plan des usages, le biométhane se montre polyvalent et facilite la transition dans des secteurs difficiles à électrifier. Il peut alimenter les mêmes applications que le gaz naturel : chauffage urbain, production d’électricité, procédés industriels thermo-intensifs ou encore servir de carburant pour les camions, bus et navires via le Bio-GNV. Ainsi, il offre une solution de décarbonation pour les transports lourds et certaines industries où l’électrification ou l’hydrogène ne sont pas encore des alternatives viables à court terme. Enfin, avantage non négligeable par rapport à d’autres énergies renouvelables : le biométhane est une énergie stockable et pilotable. Contrairement à l’éolien ou au solaire, sa production est prévisible et modulable puisqu’elle dépend de flux d’approvisionnement (matières organiques) que l’on peut planifier [15]. Le gaz renouvelable peut être stocké dans les réseaux ou des réservoirs, ce qui permet de compenser les écarts entre production et consommation d’énergie. En ce sens, le biométhane contribue à la sécurité d’approvisionnement du système énergétique (en assurant une fourniture de gaz en continu), tout en réduisant l’empreinte carbone du mix gazier.
L’Espagne entrevoit désormais le biométhane comme un pilier de sa transition énergétique future. Certes, son déploiement en est à ses débuts : à la fin 2022, on ne comptait que 5 installations de biométhanisation en service dans tout le pays, et la production nationale représentait une fraction infime de la demande gazière. Mais la dynamique s’accélère nettement. En l’espace d’un an, le nombre de sites de production a plus que doublé – on dénombre 11 unités opérationnelles en 2023 – et au moins 30 nouveaux projets seraient en cours de construction [16], portés par des investissements publics/privés massifs. Les groupes énergétiques espagnols et internationaux s’engagent dans la filière (par exemple, l’entreprise Nortegas ambitionne à elle seule 3,5 TWh/an de biométhane produit d’ici 2030 grâce à ses futures usines), tandis que les collectivités locales multiplient les appels à projets de méthanisation. Cette montée en puissance du biométhane sera indispensable pour que l’Espagne atteigne ses objectifs climatiques – notamment la neutralité carbone en 2050 – et réduise sa dépendance aux combustibles fossiles importés.
À plus long terme, le potentiel technique du biométhane en Espagne pourrait transformer de façon significative le paysage énergétique national. D’après les estimations, le pays serait en mesure de produire 45 TWh par an dès 2030 et jusqu’à 120–160 TWh par an d’ici 2050 en exploitant l’ensemble de ses ressources (effluents d’élevage, résidus agroalimentaires, déchets urbains, cultures énergétiques dédiées, etc.). Un tel volume représenterait une part majeure de la consommation gazière nationale – possiblement plus de la moitié [17] – ce qui placerait l’Espagne parmi les leaders européens du gaz vert. Bien sûr, concrétiser ce potentiel requerra de pérenniser le soutien public (cadre réglementaire stable, aides à l’investissement, tarifs de rachat ou appels d’offres) et de poursuivre l’innovation technologique pour optimiser les rendements de production et de collecte des déchets. Néanmoins, la trajectoire est tracée : le biométhane s’affirme comme un levier clé de la décarbonation en Espagne. Aux côtés du déploiement massif des énergies renouvelables électriques (solaire, éolien) et de l’essor promis de l’hydrogène vert, il contribuera à verdir les usages du gaz et à atteindre les ambitions climatiques du pays tout en apportant des bénéfices économiques locaux. En somme, l’Espagne voit dans le biométhane non seulement un gaz renouvelable de plus, mais un véritable atout stratégique pour son avenir énergétique durable.
[1] Bioénergie International, 2023
[2] Sedigas – Association gazière espagnole, 2023
[3] Enagás – Guide sur le biogaz et le biométhane, 2022
[4] Association Européenne du Biogaz (EBA), 2023
[5] Ministère espagnol de la Transition écologique – Feuille de route du biogaz, 2022
[6] Réseau européen du gaz vert – Études sur le potentiel du biométhane, 2023
[7] Décret-loi 1/2012, Gouvernement espagnol
[8] Plan national intégré énergie-climat (PNIEC) 2023
[9] Enagás – Rapport sur les garanties d’origine, 2023
[10] Banque européenne d’investissement – Communiqué de financement biométhane, 2024
[11] International Energy Agency (IEA) – Rapport biométhane en Europe, 2023
[12] GIEC – Impact du méthane sur le climat, 2021
[13] Études sur la valorisation des déchets organiques, Université de Barcelone, 2022
[14] Sirenergies – Rapport sur l’emploi dans le secteur du biométhane, 2023
[15] European Biogas Association – Étude sur le stockage du biométhane, 2022
[16] Bioenergy Europe – Statistiques sur le développement du biométhane en Espagne, 2023
[17] Agence internationale de l’énergie (AIE) – Scénarios de production du biométhane, 2024